La terre est le modèle historique de la propriété privée

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Un article de Yoran Jolivet, paru dans Politis Hors Série n°48, en octobre-novembre 2008


Directeur d'études à l'EHESS, Robert Castel a travaillé sur la notion de propriété sociale (Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi, avec Claudine Haroche, Fayard, 2001.) Il retrace l'histoire du mouvement de privatisation de la terre et s'interroge sur les expériences de propriété collective, nécessairement marginales.


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La propriété privée cimente aujourd'hui notre société. Peut-on en sortir ?

Robert Castel : Je ne sais pas s'il est possible d'en sortir, mais il faut bien constater que la notion de propriété est profondément ancrée dans les esprits, et ce de plus en plus. Nous connaissons actuellement une dynamique de privatisations, c'est un mouvement général en France et dans le monde, y compris sous des gouvernements socialistes. On vend des entreprises nationalisées, et les services publics passent dans le secteur privé. Cette tendance exprime un retour à la propriété privée et la fin d'une forme de propriété sociale. Nous sommes conduits à vivre avec cette propriété, hégémonie du marché capitaliste, alors qu'on avait créé une forme d'équilibre, au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, entre la propriété sociale et la propriété privée. Certains biens et services n'avaient pas de valeur marchande mais disposaient d'une fonction collective et échappaient à la logique du marché. Ce mouvement de développement de la propriété sociale assurait aux individus protection et sécurité. On peut citer, par exemple, le droit à la retraite, qui s'est construit socialement et collectivement avec l'État comme garant du système. Depuis le milieu des années 1970, on cons- tate un effritement, un retour en arrière, et quelque fois la disparition même de ce type de propriété.

Si l'on considère la terre et les ressources naturelles nécessaires à la vie comme un bien commun, n'est-il pas envisageable de les intégrer dans une nouvelle forme de propriété sociale ?

On peut l'imaginer, et ce serait plutôt sympathique, mais soyons réalistes : la terre forme le bien le plus ancré de la propriété privée. Sous l'Ancien Régime, il y avait les communaux, des terres où les indigents pouvaient allaient faire paître leurs vaches et ramasser du bois. C'était intéressant, mais cela n'a pas survécu au mouvement de privatisation de la terre. En France et dans tous les pays développés, presque toute la terre appartient à quelqu'un aujourd'hui. Et la terre est le modèle historique de la propriété privée. D'ailleurs, il y a 300 ans, on n'investissait pas dans du patrimoine ou des actions, mais on mesurait votre richesse en fonction du fait que vous aviez un simple lopin de terre ou un domaine.

Quel bilan tirer des expériences collectives de propriété ?

Au XIXe siècle, on a observé un fort mouvement coopératif dans les milieux popu- laires syndicaux. Toute une partie du mouvement ouvrier misait sur la coopérative de production pour abolir le travail salarié. Les travailleurs auraient alors été leurs propres patrons. Mais, en gros, ils ont perdu. Ce n'était pas assez rentable. Le salariat s'est imposé comme forme dominante d'organisation de production, et la logique du capitalisme l'a emporté. Dans le milieu rural, il y a également eu les coopératives agricoles. Je suis breton, j'ai connu de toutes petites propriétés, et le mouvement coopératif était très important, tous les paysans passaient par la coopérative. Mais ils conservaient leur propriété. Quant à ce que l'on a connu sous l'ère soviétique avec les kolkhozes, on a bien vu que ce n'était pas une solution.

Quels espoirs peut-on alors placer sur des initiatives comme Terre de liens ?

Force est de constater que ce type d'ini- tiatives se développe à la marge, dans les interstices du marché, et que leur poids est extrêmement faible par rapport aux multinationales et au marché mondiaux. Cela ne pèse pas lourd, ce qui ne veut pas dire que ce n'est pas important. Ce n'est pas du tout une critique, il y a des initiatives de ce type très sympathiques, qui ont une forte valeur humaine et quelques retombées sociales. Mais c'est une tendance très marginale par rapport au fait de s'accrocher à sa propriété. Je ne pense pas que cela puisse être une alternative globale. Ce n'est en tout cas pas envisageable dans la situation actuelle. Il faut quand même les soutenir, mais sans se faire d'illusions sur l'ampleur de ce type d'initiatives. Le rapport de force n'est pas de ce côté-là.

PROPOS RECUEILLIS PAR Yorann Jolivet